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Un nouveau départ
Pour une initiative franco-allemande dans le domaine de la défense européenne


parby Christoph Bertram, François Heisbourg, Joachim Schild etand Yves Boyer

Étude menée conjointement par la Fondation pour la recherche stratégique, Paris, et la Stiftung Wissenschaft und Politik, Berlin


Introduction

Ce document est le fruit des efforts d’un petit groupe de Français et d’Allemands préoccupés de ce que la coopération franco-allemande, fer de lance de l’intégration européenne, semble se délabrer. Ce souci n’est pas l’expression de la nostalgie d’un temps où France et Allemagne accordaient toutes deux une importance primordiale à l’établissement de liens étroits et féconds - non plus que cette étude n’est dictée par le désir de trouver un moyen, quel qu’il soit, de ressusciter cet état de choses. Elle résulte plutôt de la conviction selon laquelle, dans de nombreux domaines, une coordination politique franco-allemande servirait les intérêts nationaux des deux pays, compte tenu des changements survenus dans l’environnement international où ils prennent place à la fois individuellement et en tant que membres de l’Union européenne.

Notre analyse et nos recommandations se concentreront donc sur la politique de Défense Commune et sur la contribution que les deux États peuvent y apporter par une étroite coopération. Il n’y aura ni politique étrangère ni politique de défense européennes, si la France et l’Allemagne ne prennent pas une part active à leur construction. Et leur aptitude à le faire dépend en grande partie de leur volonté de le faire ensemble. Dans beaucoup de cas, sinon la plupart, l’exemple de leur coopération bilatérale peut favoriser la coopération au sein de l’Union, et donc servir l’influence internationale de l’Europe. Même si leur exemple n’était pas suivi, une coopération effective dans ces domaines ne pourrait qu’augmenter l’influence de chacun des deux pays. Ce qui va dans le sens des intérêts nationaux de l’un et de l’autre.

Bien sûr, il n’est jamais aisé d’insuffler une vie nouvelle dans une relation qui s’étiole. La France et l’Allemagne ont perdu beaucoup de leur initiale volonté de privilégier la coopération et invoquent des déceptions répétées pour justifier cette lassitude. Chacune a fait remarquer qu’elle pouvait trouver d’autres partenaires, plus accommodants, ou professer un intérêt pour les coalitions mouvantes au sein des institutions décisionnaires de l’Union européenne. Mais ces attitudes reflètent plutôt une mode politique qu’une analyse attentive des intérêts nationaux ; elles sont surtout révélatrices de l’impact que les profondes divergences franco-allemandes sur la Politique Agricole Commune ont eu sur la relation bilatérale dans son ensemble.

Il reste pourtant, que dans l’Union européenne émergente, bientôt composée de 25 membres, une relation privilégiée avec une autre grande puissance constitue incontestablement la meilleure chance d’atteindre une majorité. Si d’autres membres prépondérants de l’Union peuvent, dans certains cas précis, sembler des partenaires plus naturels, pour la France comme pour l’Allemagne, aucune des deux ne peut se passer de l’autre. Pour l’une et l’autre, les coalitions mouvantes seront toujours à tout le moins plus difficiles à former et à maintenir, sans la base stable d’un partenariat privilégié entre la France et l’Allemagne. Reconnaître ce fait élémentaire devrait rendre plus supportables les inévitables tensions qui interviennent durant un partenariat prolongé.

Cela s’applique également à la politique de défense, ce qui à première vue peut sembler surprenant. Après tout, l’Allemagne est traditionnellement plus atlantiste que la France, imprégnée de gaullisme. Elle s’est totalement intégrée à l’organisation militaire de l’OTAN, et s’est souvent plainte de ses difficultés à équilibrer ses liens militaires entre la France et les États-Unis. Sur la plupart des questions de politique étrangère, la France a rarement hésité à faire montre d’un fort esprit d’indépendance, alors que l’Allemagne préférait rester en accord avec les États-Unis. Pourtant, nous soutiendrons ici l’idée que si ces différences étaient importantes dans le passé, elles ne le sont plus. Ceci résulte du processus d’intégration européenne, qui promeut l’action commune, et des changements de l’environnement stratégique, auquel les deux pays doivent s’ajuster. Prétendre le contraire, aussi tentant que ce soit pour les institutions de politique étrangère et de défense, qui hésitent à s’adapter, c’est s’accrocher à des habitudes surannées.

Ce document évoquera en trois parties la nécessité de changement et les occasions qu’une étroite coopération dans les domaines de la défense et de la politique étrangère offre aux deux pays et à l’Europe. La première partie analysera les tendances dominantes de l’environnement stratégique. Le chapitre II explorera les antécédents de la coopération franco-allemande et décrira la situation actuelle. Le chapitre final discutera des conditions institutionnelles et politiques d’un rapprochement et suggèrera des domaines dans lesquels une relation plus étroite pourrait s’avérer particulièrement bénéfique.

Alors qu’approche le quarantième anniversaire du Traité de l’Élysée, la France et l’Allemagne ont toutes les raisons de tenter de prendre un nouveau départ ; elles pourraient bien découvrir qu’il est peu de domaines où leur coopération pourrait être aussi fructueuse que la défense. Nous espérons en tout cas que notre analyse et nos suggestions seront accueillies par des esprits ouverts, prêts à tenter l’expérience.

Christoph Bertram
François Heisbourg

Christoph Bertram est Directeur de la SWP ; Joachim Schild, Maître de Recherches à la SWP ; François Heisbourg est Directeur de la FRS, dont Yves Boyer est Directeur adjoint.

Propositions pour un nouveau départ
    Comprendre le nouvel environnement stratégique

  • L’intensité des risques et des menaces appelle de nouvelles initiatives en matière d’organisation et de budgets au niveau national et européen.

  • Les défis sécuritaires actuels érodent la distinction traditionnelle entre aspects externes et internes de la politique de défense et de sécurité – ce qui doit mener à la recherche d’un degré bien supérieur de congruence institutionnelle et organisationnelle entre la dimension externe et la dimension nationale de la politique de défense et de sécurité.

  • L’OTAN n’est pas configurée pour relever de tels défis. Mais elle devrait continuer à jouer un rôle important en assurant l’inter­opérabilité des forces de défense européennes. Étant donné l’évolution du rôle de l’OTAN, la différence de statut entre la France et l’Allemagne vis-à-vis de L’OTAN ne constitue plus aujourd’hui un tel obstacle à la création de stratégies et de politiques de défense européennes.

  • Inscrit dans le Traité de Washington, le partenariat Etats-Unis-Europe subsiste. Mais son contenu pratique sera de plus en plus déterminé par des facteurs extérieurs, comme l’évolution des relations entre les États-Unis et la Chine et les initiatives américaines en Asie du Sud-Ouest, notamment en Irak et dans le Golfe. La possibilité de conflits de vues sur ces questions, s’ajoutant à la divergence d’optique entre une Union européenne multilatéraliste et des États-Unis largement unilatéralistes accroîtra l’incertitude qui pèse sur l’avenir des liens stratégiques Etats-Unis-Union européenne.

  • Il existe une complémentarité naturelle forte et spécifique entre la France et l’Allemagne. L’expérience récente a démontré que la PESD, de même que d’autres entreprises de l’Union européenne, ne pouvait poursuivre son essor faute d’un consensus durable entre la France et l’Allemagne sur l’orientation de l’intégration européenne. Des alliances opportunistes ou de convenance, du type de celle qui eut cours entre 1998 et 2001 entre la France et la Grande Bretagne sur les questions de défense européenne peuvent être utiles : mais en aucun cas elles ne peuvent se substituer à une relation durable, stable et d’assise plus large entre la France et l’Allemagne.
Agir
  • Reconnaissance Stratégique : La Force de Réaction Rapide dont l’Union européenne envisage de se doter requerra des capacités de reconnaissance stratégique. Avec Hélios et SAR-Lupe, la France et l’Allemagne se sont engagées dans la construction de systèmes de surveillance qu’il leur faut rendre complémentaires. Le regroupement des services de renseignements militaires correspondants au sein d’une organisation commune constituera un pas important dans cette direction.

  • Un commandement mobile commun du théâtre d’opérations. En sus des commandements opérationnels basés sur le sol national, toute opération européenne sérieuse exigera qu’un poste de commandement interarmées commun soit dépêché sur le théâtre d’opérations, équipé d’un système de communication sécurisé. La France et l’Allemagne devraient le constituer.
  • Le regroupement des capacités de transport maritime et aérien. La mise en œuvre d’un commandement européen de la mobilité straté­gique a déjà été proposée depuis longtemps 1, mais les réticences de certains membres de l’Union ont empêché sa réalisation. La France et l’Allemagne devraient sans délai mettre bilatéralement en place sa composante aérienne. Elles devraient aussi étudier la possibilité d’un arrangement similaire pour le transport maritime. Pour être complet, un commandement de mobilité stratégique devrait également inclure la mise en commun des capacités de ravitaillement en vol.

  • Des cours en commun dans des centres de formation nationaux. Le doublon des installations de formation revient cher. Il est vrai que la tendance des grandes forces armées européennes à préférer des systèmes d’armement de fabrication nationale complique l’inter­opérabilité et la mise en commun des formations entre France et Allemagne. Mais ce problème ne suffit pas à prévenir l’établissement de forces jointes dans des établissements de formation nationaux. Il faudrait au minimum une section de cours multilatérale au sein des établissements de formation nationaux, ce qui serait précieux pour la planification et l’action en commun.

  • Le regroupement de la logistique lors des opérations géogra­phiquement conjointes. Organiser la logistique sur une base purement nationale est à la fois coûteux et fonctionnellement inefficace. Pour des pays voisins, très susceptibles d’être engagés ensemble dans la plupart de leurs opérations militaires, c’est là un luxe discutable. Pour commencer, chacun pourrait mettre à disposition de l’autre ses arsenaux de base et leurs capacités logistiques dans les Balkans, où les deux pays vont demeurer impliqués pour une longue période.

  • La coordination des Forces Spéciales. Les forces spéciales joueront probablement un rôle croissant dans les opérations militaires futures. A elle deux, la France et l’Allemagne disposent de plusieurs milliers de militaires au sein de ces forces. La nature même de leurs opérations interdit l’établissement d’unités conjointes. Mais on gagnerait beaucoup à faire suivre aux forces spéciales des entraînements en commun, à intervalles réguliers, en les équipant de systèmes de communication et de transport spécialisé compatibles. La réussite de tels programmes encouragerait la mise en place d’efforts similaires pour les forces traditionnelles. Ils contribueraient aussi à stimuler la planification commune de la production d’armes dans ces domaines.

  • Un budget commun pour des programmes d’armement communs. Affecter des budgets à des projets communs en rapport avec les propositions qui précèdent réduirait les frustrations qui accompagnent habituellement les efforts d’approvisionnement en commun. Cela renforcerait l’autorité des organisations communes créées dans ce but, tout en incitant les producteurs d’armes européens à travailler ensemble. Ces budgets pourraient aussi servir de modèle pour un possible financement européen commun ultérieur.
Mettre en place une base institutionnelle
  • Un organe de surveillance bilatéral. La France et l’Allemagne devraient mettre en place un « Secrétariat du suivi » permanent, discret, composé de fonctionnaires des deux pays et situé alterna­tivement à Paris et à Berlin. Un modeste organisme de ce type pourrait aider à assurer la fiabilité du flux d’informations entre les deux gouvernements, indépendamment de leur composition, éviter les appréhensions liées aux surprises possibles et encourager la recherche de solutions communes.

I. Le nouveau paysage de sécurité

Le paysage de sécurité dans lequel s’inscrivent la France et l’Allemagne est en train de connaître un changement fondamental, qui met un terme non seulement à l’héritage de la Guerre froide, mais également à la période de transition des années 90. L’ampleur et la profondeur de cette transformation tiennent au fait que plusieurs éléments clefs du paysage se modifient simultanément :
  • La situation en termes de menaces se caractérise par la capacité pour des acteurs non étatiques de causer des destructions de masse. Ce qui n’était qu’un risque avant le 11 septembre est désormais un danger clair et présent, qui défie les catégories traditionnelles, à savoir sécurité intérieure et défense militaire ;

  • La nature et le contenu de la relation entre les États-Unis et leurs alliés européens font l’objet d’une profonde révision, qui remet en question les institutions transatlantiques, en même temps que les logiques politiques et stratégiques qui les ont étayées pendant plus de cinquante ans ;

  • L’Union européenne est elle-même secouée par un processus de changement institutionnel et politique aux conséquences fonda­mentales, dont le contenu dépendra d’une part du progrès ou de l’avortement de l’élargissement, et d’autre part de l’intégration ou de la non-intégration constitutionnelle.
Ces catégories de changement, qui interagissent naturellement les unes sur les autres, sont en outre influencées par des facteurs externes (comme la Russie, la Chine, le Moyen-Orient…) ou internes (la démographie européenne par exemple). Nous verrons ici que la combinaison des transformations en cours génère un ensemble de défis qui font du rapprochement décisionnel franco-allemand à haut niveau une nécessité plus absolue encore – tout en introduisant des difficultés nouvelles, si l’on veut restructurer la coopération franco-allemande en la rendant à la fois adaptée et efficace.

1) Des menaces et des risques nouveaux

Lorsqu’ils préparaient leurs différentes initiatives à la fin des années quarante, les « pères fondateurs » de l’Europe moderne – Robert Schuman, Alcide de Gasperi, Jean Monnet, Konrad Adenauer, Paul-Henri Spaak…– visaient délibérément à éliminer le risque de guerre entre États européens. Les progrès sur les voies qu’ils tracèrent ont été inégaux, en particulier en matière d’institutions de sécurité. S’ils inspirèrent en 1952 le traité établissant une Communauté Européenne de Défense (CED), cette initiative échoua, la France ayant refusé de ratifier ce traité et la Grande-Bretagne de le signer. Un demi-siècle plus tard, la Politique Européenne de Défense et de Sécurité (PESD), essentiellement inter-gouvernementale, reste très éloignée de la CED, extrêmement intégrationniste.

Cependant, le succès fut complet en termes d’abandon de la menace d’usage de la force comme mode de conduite entre États membres des institutions européennes2. Qui plus est, en ce début de XXIème siècle, l’Europe connaît une situation remarquablement pacifiée : si les Balkans et Chypre restent dans un état d’incertitude, les guerres du type de celles qu’on a connues dans les années 90 semblent appartenir au passé plutôt qu’à l’avenir ; et la Russie elle-même est devenue un partenaire – certes difficile parfois, il est vrai – plutôt qu’une source d’insécurité inter-étatique, ou encore moins de guerre, en Europe même.

Cette description ne cadre guère à l’évolution d’autres régions du paysage sécuritaire. Si on se limite aux conflits entre États, trois principales sources d’insécurité représentent un danger plus clair et plus présent que jamais :

  • l’exacerbation des contradictions dans l’« arc de crise » qui s’étend traditionnellement du Maghreb au Pakistan ;

  • la prolifération des armes nucléaires, avec le risque d’écroulement du régime de non-prolifération existant, et l’évolution similaire sur la scène biologique ;

  • la possibilité qu’il soit fait usage d’armes nucléaires en Asie, avec les conséquences qui en découleraient pour l’Europe.

A côté du traditionnel arc de crise « du Maghreb au Pakistan », un arc de crise nucléaire est en train d’émerger, d’Israël au Nord-Est asiatique : en effet, c’est en Asie que l’on trouve deux des cinq puissances nucléaires officielles (la Russie et la Chine), les trois puissances nucléaires de facto, les deux aspirants au nucléaire (l’Irak et la Corée du Nord, qui ont tous deux violé le Traité de non-prolifération nucléaire – TNP – dans leur quête de puissance nucléaire) et un État que l’on soupçonne d’être également candidat (l’Iran). Les pays qui ont renoncé à l’option nucléaire, que ce soit volontairement (Japon) ou sous la pression extérieure (Corée du Sud, Taiwan) pourraient se sentir contraints de reconsidérer cette question. Et si le régime du TNP cède en Asie, ce sera le cas ailleurs aussi. Renoncer aux armes nucléaires, comme c’est le cas aujourd’hui pour des puissances capables de les acquérir, cesserait alors d’être la norme - ce qui aurait de sérieuses conséquences pour l’Europe, où la plupart des pays ont renoncé à l’option de défense nucléaire3.

En parallèle, la recherche et la production d’armes biologiques, quoique désavouée par 1444 membres de la communauté internationale signataires du traité de 1992, n’est entravée par aucun régime de vérification. Comme on le sait maintenant, le traité fut massivement et délibérément violé par l’URSS dès sa signature5. L’Irak a fait de même à partir de la fin des années 80. Et cela vaut pour bien d’autres pays, même s’ils n’ont pas été démasqués, dont on ne peut affirmer qu’ils aient été plus respectueux de l’interdiction des armes biologiques.

Conjuguée avec l’accélération de la prolifération des armes de destruction de masse, l’aggravation des tensions dans le Grand Moyen-Orient représente un défi particulier pour l’Europe. L’élargissement de l’Union européenne fera saillir l’importance de ces développements pour la sécurité des membres de l’Union européenne. Depuis l’entrée des pays ibériques et de la Grèce en son sein, l’Union européenne se trouve géographiquement proche de l’arc de crise. L’entrée de Malte et de Chypre rapprochera plus encore l’Europe de l’instable Moyen-Orient.

L’élargissement à l’Europe centrale et de l’Est mettra aussi l’Union européenne en contact plus rapproché avec des zones et des acteurs qui risquent fort de contaminer l’Union avec leurs problèmes politiques et sociaux : Kaliningrad, la Moldavie, la Transnistrie et le Monténégro requerront une attention croissante de la part de l’Europe élargie, qui a toutes les raisons de lutter contre l’émergence de zones de non-droit, servant de sanctuaire aux activités logistiques, financières et opérationnelles de groupes criminels et terroristes transnationaux.

2) L’hyper-terrorisme

Le 11 septembre 2001, des acteurs non-étatiques ont démontré qu’ils avaient la volonté et la capacité de provoquer de destructions de masse. La menace hyper-terroriste induit une dimension entièrement inédite dans la situation stratégique. Y répondre exigera de s’éloigner considérablement des politiques de défense existantes. Sans parler des cultures stratégiques de la France et de l’Allemagne, elles aussi remises en question de ce point de vue.

Entre autres conséquences découlant de la menace de destructions de masse par des acteurs non-étatiques, on peut citer le bouleversement de la ligne de partage entre les dimensions internes et externes de la sécurité nationale. Les adversaires non-étatiques opèrent aussi bien depuis l’intérieur de la société cible que depuis d’autres pays. Ceci a trois implications fondamentales, étroitement interna­tionales :

  • même si les outils de projection de la force militaire restent à l’avenir matériellement distincts de ceux de l’action policière interne, non seulement les aspects fondamentaux du contre-terrorisme (prévention, préemption, répression, limitation des dommages) devront être envisagés de façon intégrée, mais il faudra une coordination étroite des mécanismes de défense externe avec la sécurité nationale. C’est ce qui commence à se passer dans le cas de la France, avec l’établissement au niveau présidentiel d’un Conseil de Sécurité Intérieure aux côtés du Conseil de Défense ;

  • le terrorisme transnational ne peut être combattu que par une action transnationale, incluant des mesures entraînant le transfert de la souveraineté étatique à un corps fédéral (gardes-frontières européens par exemple) ou sa transformation (avec des mandats d’arrêt européens par exemple) ;

  • lorsqu’elle est trans-frontière, la violence non-étatique ne peut être efficacement contrée sans la coopération d’autres acteurs trans-frontières, comme la communauté bancaire ou les compagnies de transport.
La réunion de ces éléments implique la mutation des approches de sécurité et de défense européennes en vigueur avant le 11 septembre.

3) Des partenariats en évolution

L’OTAN et les États-Unis

En même temps que les menaces qui pèsent sur les membres de l’Union européenne, leurs partenariats stratégiques sont en train de subir une transfor­mation, à commencer par la relation qui les lie aux États Unis d’Amérique, garants de la sécurité de l’Europe durant plus d’un demi-siècle.

Au lendemain du 11 septembre, la politique des États-Unis fut officiellement résumée par Donald Rumsfeld et Paul Wolfowitz en une formule lapidaire : « c’est la mission qui fait la coalition ». La propension de l’administration Bush à éviter les engagements internationaux sources d’obligations légales – ce qui est très nettement le cas des alliances militaires permanentes – ne touchait jusqu’alors pas ouvertement l’OTAN. L’organisation militaire de l’Occident ne conduira désormais plus aucune opération, à moins qu’il n’existe littéralement aucune alternative (comme ce fut le cas au Kosovo). Se pose donc la question du rôle futur de l’OTAN – et avec elle la question, connexe mais distincte, de l’avenir de la solidarité stratégique États-Unis – Union européenne.

Tout d’abord, l’OTAN tend à devenir une « OSCE dotée d’armes », c’est-à-dire une organisation régionale multilatérale de projection à des fins de stabilité en Europe. Ce n’est pas un développement nouveau, puisqu’il a commencé pendant la guerre de succession yougoslave qui fit rage en Bosnie à partir de 1992. Mais le glissement post-11 septembre vers des coalitions guidées par des missions ponctuelles ainsi que la « démilitarisation » de l’OTAN ont en un sens accéléré et facilité la métamorphose politique de l’OTAN, qui remplit maintenant trois objectifs de stabilisation : (1) maintenir et soutenir la paix dans les Balkans ; (2) fournir, à côté de l’Union européenne, des perspectives d’intégration aux pays de l’ex-bloc communiste ; (3) accompagner en douceur le processus de modernisation en Russie, en traitant la Russie comme un partenaire et non pas comme un adversaire réel ou implicite.

L’OTAN conserve en même temps un rôle militaire, en tant que promoteur du bien public que sont l’interopérabilité et la standardisation, en créant les normes techniques et les procédures opérationnelles qui contribuent à donner aux forces armées au sein d’une coalition la capacité d’opérer de façon étroitement coordonnée et militairement efficace. Nonobstant les plaintes perpétuelles à propos des difficultés de l’OTAN à remplir cette mission – récriminations qui sont aussi vieilles que l’organisation elle-même – l’OTAN est en pratique le seul endroit où ledit bien public soit produit à grande échelle (avec l’implication d’armées de masse), sur une base multinationale (dix-neuf nations) et à tous les niveaux de l’activité militaire (interopérabilité depuis la base jusqu’au commandement). C’est là un atout particulièrement précieux pour les Européens, car il n’existe pour le moment aucune autre organisation au sein de laquelle les forces européennes bénéficient d’une interopérabilité aussi systématique. C’est pourquoi il est absolument nécessaire que les États-Unis conservent leur intérêt militaire pour l’OTAN, si l’on veut mettre en place des coalitions temporaires, axées sur des missions ponctuelles, fonctionnant avec rapidité et efficacité.

En soi, la mort de « l’ancienne OTAN » – en tant que pacte de défense automatique et machine de guerre – n’entraîne pas un découplage stratégique entre Europe et Amérique du Nord. La solidarité stratégique transatlantique pourrait cependant être sapée de deux façons : par le mépris délibéré des intérêts élémentaires de ses partenaires (par exemple au travers d’un protectionnisme sans frein opposé au libre échange, ou par un sabotage systématique de toutes les tentatives d’établir un système international fondé sur des règles explicites) ; ou par suite d’un manque d’intérêt pour le maintien et l’utilisation des mécanismes permettant aux forces alliées d’agir de concert le cas échéant.

Le facteur russe

Du fait de sa situation géographique, de sa taille, de sa population et de ses ressources énergétiques, la Russie est un partenaire essentiel pour l’Union européenne. En termes de sécurité, l’évolution actuelle de la Russie a d’importantes conséquences, directes et indirectes pour l’Europe.

Que la Russie se rapproche ou non de l’OTAN, l’Union européenne et ses membres seront confrontés aux conséquences sécuritaires indirectes du positionnement de la Russie en tant que puissance eurasiatique. Ceci implique principalement la politique énergétique (y compris ses ramifications moyen-orientales) et les relations avec la Chine.

Les ressources pétrolières connues de la Russie représentent moins de 5 % des réserves mondiales, contre 25 % pour l’Arabie Saoudite6. Il reste qu’étant donné les perspectives d’instabilité accrue au Moyen-Orient, l’Union européenne n’aurait pas tort de concentrer ses efforts politiques, juridiques et financiers sur la prospection pétrolière et sur les droits d’investissement en Russie, en même temps que sur les plus traditionnelles importations de gaz russe.

La dimension chinoise de la relation entre l’Occident et la Russie est de nature politique et stratégique. Quoique ceci concerne pour le moment plus les États-Unis que l’Union européenne – la Chine percevant la présence de forces occidentales en Asie centrale comme un défi américain – l’Union européenne devra prêter une attention redoublée aux retombées de ses orientations vis-à-vis de la Russie. Le risque serait que la Russie tente d’instrumentaliser les États-Unis et l’Union européenne en tant que partenaires contre une Chine démographiquement et économiquement ambitieuse en Extrême Orient russe.

4) Pourquoi la France et l’Allemagne ?

De ce survol du nouveau paysage de sécurité, on peut tirer plusieurs implications générales, pour l’Union européenne dans son ensemble autant que pour la relation franco-allemande en particulier.

  • L’intensité des risques et des menaces appelle de nouvelles initiatives organisationnelles et budgétaires au niveau national et européen.

  • Les défis sécuritaires actuels érodent la distinction traditionnelle entre aspects externes et internes de la politique de défense et de sécurité. Ceci doit en retour amener à un degré supérieur de congruence institutionnelle et organisationnelle entre la dimension extérieure et la dimension nationale de la politique de défense et de sécurité.

  • L’OTAN n’est pas configurée pour relever de tels défis. Mais elle devrait continuer à jouer un rôle majeur en assurant l’interopérabilité des forces de défense européennes. Étant donné la mutation du rôle de l’OTAN, la différence de statut entre France et Allemagne vis-à-vis de l’OTAN n’entrave plus aujourd’hui la création de stratégies et de politiques de défense européennes, contrairement au passé.

  • Le partenariat États-Unis - Europe, inscrit dans le Traité de Washington, subsiste. Cependant, son contenu pratique sera de plus en plus déterminé par des facteurs externes, comme l’évolution des relations entre les États-Unis et la Chine et les initiatives américaines en Asie du Sud-Ouest, notamment en Irak et dans le Golfe. D’éventuels désaccords sur de telles questions, s’ajoutant à la divergence d’optique entre une Union européenne multilatéraliste et des États-Unis largement unilatéralistes, ne peuvent qu’accroître l’incertitude qui pèse sur l’avenir des liens stratégiques entre États-Unis et Union européenne.

  • Il existe une complémentarité naturelle forte et spécifique entre la France et l’Allemagne. L’expérience récente a démontré que la PESD, à l’instar d’autres entreprises de l’Union européenne, ne pouvait conserver son essor en l’absence d’un consensus durable entre la France et l’Allemagne sur l’orientation de l’intégration européenne. Des alliances d’opportunité ou de commodité, du type de celle qui eut cours entre la France et la Grande Bretagne sur les questions de défense européenne entre 1998 et 2001 peuvent s’avérer utiles : mais elles ne peuvent pour autant se substituer à une relation durable, stable et d’assise plus large entre la France et l’Allemagne. Ces deux pays sont totalement impliqués dans tous les aspects de l’intégration européenne, y compris l’euro et Schengen, et c’est entre eux qu’on constate la plus forte combinaison bilatérale de poids politique, économique et historique.
Les sources de préoccupation les plus sérieuses – l’incapacité de l’ Allemagne à opérer hors zone, le statut nucléaire de la France et sa situation particulière au sein de l’OTAN – ont soit disparu, soit perdu de leur importance. Le fait de posséder ou non des armes nucléaires a aussi peu d’impact en Bosnie, au Kosovo ou en Afghanistan, que le fait d’être ou non formellement intégré aux structures de commandement de l’OTAN en temps de paix. Ce qui compte dans ces situations, c’est la capacité à travailler ensemble lorsque c’est nécessaire.

Cependant, d’autres causes de friction sont nées entre la France et l’Allemagne : la différence de rythme au niveau de la réforme de la structure des forces armées, aggravée par le style décisionnel de la France sur les questions de défense dans les années 1995-96, ou encore le déclin des budgets de défense en Allemagne. Il faudra remédier à ce dernier point, si l’on veut que les deux pays jouent un rôle dynamique conjoint dans le développement de la capacité d’action de l’Europe dans le domaine de la défense. Ainsi, le budget d’acquisition de la France (Études, Recherches, Essais et Évaluations plus achats d’équipements) était de 8 595 millions de dollars en 2001, contre 4 675 millions de dollars pour l’Allemagne. Même si près d’un cinquième du chiffre français est affecté à ses forces nucléaires, le ratio est encore de 1,5 à 1 en faveur de la France7.

Étant donné la similarité de structure de leurs forces armées et de leurs choix budgétaires, en même temps que leur attitude vis-à-vis du recours à la force, le degré de proximité entre les positions de la France et du Royaume Uni reste dans l’ensemble supérieur à celui qui prévaut entre la France et l’Allemagne. Pourtant, cette similarité ne suffit pas à faire progresser la PESD, la Grande Bretagne ayant tendance à adopter une version minimaliste des tâches de Petersberg, et à s’en tenir à une vision strictement intergouvernementale du rôle de l’Union européenne en matière de défense. Les menaces actuelles nécessitent manifestement d’aller au-delà de l’actuelle PESD. Une fois de plus, ce sont la France et l’Allemagne qui peuvent et doivent mener le jeu afin d’amener l’Union européenne à une plus grande convergence en termes de politique de sécurité et de défense.

II. L’expérience Franco-Allemande

„[...] le grand projet français, poursuivi sous des formes diverses depuis 1957, repris avec de Gaulle, repris avec Mitterrand, d’un couple franco-allemand conduit par la France pour construire une défense européenne alliée aux États-Unis mais indépendante d’eux, ce projet a échoué“ (Georges-Henri Soutou, L’alliance incertaine. Les rapports politico-stratégiques franco-allemands, 1954-1996, Paris, Fayard, p. 411).

On peut choisir de considérer l’expérience de coopération franco-allemande dans le domaine de la politique de défense et de sécurité en se concentrant sur ses réalisations bilatérales – institutionnelles autant que militaires. On pourrait alors raconter l'histoire d’anciens « ennemis héréditaires », qui ont réussi à surmonter leurs rivalités centenaires pour atteindre une forme de coopération dans un des domaines politiques les plus sensibles, la sécurité et la défense, en créant des unités militaires communes comme la Brigade Franco-Allemande ou plus tard les Eurocorps, et essayant de lier leurs efforts bilatéraux à la promotion d’une politique européenne de sécurité et de défense.

Autre approche de cette expérience bilatérale, celle de l’historien Georges-Henri Soutou cité plus haut : elle consiste à observer le résultat européen de la relation politique et stratégique franco-allemande et à mettre en relief les différentes occasions historiques de promouvoir une politique extérieure et de sécurité européenne, occasions manquées par les deux voisins.

La période qui suivit la fin du conflit Est-Ouest et la réunification allemande peut se caractériser de deux manières. On peut la décrire comme une période durant laquelle des avancées importantes – bilatérales et européennes – ont eu lieu dans le sens de la coopération franco-allemande dans le domaine de la sécurité et de la défense, par exemple avec la création de l’Eurocorps, aussi bien que la coopération au niveau européen en faveur de la Politique étrangère et de sécurité commune et, plus tard, de la Politique Européenne de Défense et de Sécurité (PESD). Mais cette même période se caractérise aussi par les occasions manquées. C’est particulièrement vrai de la période qui va de 1994 à 1997, durant laquelle la France cessa de se rapprocher de l’OTAN, tandis que les projets de réforme de l’armée française, visant à l’abandon de la conscription, créaient de sérieuses tensions entre les deux gouvernements. Et la fin des années 90 fut marquée par le fait que la plus importante avancée vers la PESD a été le résultat d’une initiative franco-britannique, et non franco-allemande.

La question qui se pose est donc de savoir quel critère retenir pour évaluer l’expérience passée de la coopération franco-allemande en matière de politique de sécurité et de défense. Nous avons choisi ici d’évaluer l’expérience franco-allemande à la lumière de sa contribution au développement d’une politique européenne de sécurité et de défense : la contribution à son fondement légal, au processus de construction des institutions au sein du cadre de l’Union européenne, et au développement des instruments et capacités civiles et militaires à la disposition de l’Europe.

1) Les limites de la coopération dans le passé

Il n’est pas du tout évident que la France et l’Allemagne doivent être, dans le domaine de la coopération en matière de défense, de sécurité et de politique étrangère européenne, des précurseurs capables de convaincre d’autres États membres de l'Union européenne de suivre leur voie. Dans le passé, les points de divergence entre les deux États ont été nombreux : leurs perspectives et leurs ambitions internationales, leur conception de la sécurité (intégration contre indépendance et souveraineté), leur compréhension nationale du pouvoir militaire ou civil, leurs relations avec les États-Unis et leur lien de dépendance par rapport à la garantie sécuritaire américaine, leur statut vis-à-vis du nucléaire, leur appartenance ou non au Conseil de sécurité de l’ONU en tant que membre permanent disposant d’un droit de veto, leur position envers les structures d’intégration militaire de l’OTAN et, tout au moins avant la réunification allemande, les contraintes légales et politiques très différentes pesant sur leur politique étrangère et de défense, en particulier en matière de missions hors-zone.

De plus, la relation causale entre le bilatéralisme franco-allemand et les initiatives et réalisations européennes n’a rien d'évident. Dans le passé, les événements ont parfois suivi la logique inverse : il est arrivé que des échecs sur la voie de l’intensification de la coopération européenne en matière de politique étrangère et sécuritaire soient suivis d’efforts pour renforcer les structures de coopération bilatérale (ce qui est le cas par exemple du Traité de l’Élysée en 1963, qui a suivi l’échec en 1961/1962 des plans Fouchet du Général de Gaulle).

Pendant la Guerre froide, il n’était pas évident que les mesures prises pour améliorer la coopération bilatérale, en particulier dans le domaine de la sécurité et de la défense, aient visé à promouvoir une politique européenne de sécurité et de défense plus indépendante. Certaines motivations, et non des moindres, qui menèrent finalement au nouvel élan donné après 1982 à la coopération en matière de défense et de sécurité, n’était pas à proprement parler liées à cet objectif : les craintes françaises d’un « neutralo-pacifisme » allemand, au lendemain de la décision à double tranchant de 1979, le désir de longue date de l’Allemagne de faciliter le rapprochement de la France et de l’OTAN et d’obtenir de la France des engagements et des assurances plus clairs en ce qui concerne la défense conventionnelle du territoire allemand, et aussi l’inquiétude allemande quant aux mesures d’urgences françaises et à l’usage potentiel des missiles nucléaires à courte et moyenne portée (Pluton et Hadès) sont autant de motivations qui ne correspondaient pas en soi à un effort commun en faveur d'une européanisation de la politique de défense et de sécurité.

Certains au moins de ces motifs et intérêts ont perdu de leur force après la fin du conflit Est-Ouest, et la volonté française de longue date de promouvoir une plus grande indépendance politique et stratégique de l'Europe a peu à peu gagné du terrain en Allemagne. Cette brève étude du passé suggère néanmoins que plusieurs conditions doivent être remplies pour que la France et l’Allemagne jouent un rôle moteur sur la voie menant vers une politique européenne de sécurité et défense digne de ce nom :

  • des priorités et des objectifs communs en matière de politique étrangère ;

  • une communauté d’intérêts en termes de sécurité et une même appréciation des risques ;

  • un choix concerté d’outils privilégiés (civils et militaires) pour promouvoir les intérêts communs dans le domaine de la sécurité et parer aux risques et aux menaces ;

  • un choix concerté du cadre institutionnel à privilégier ;

  • un engagement mutuel (en termes politiques et budgétaires) portant sur le développement de capacités civiles et militaires de prévention et de gestion de crise ;

  • enfin, une volonté de la part des partenaires européens de suivre l’exemple franco-allemand et de faire à peu près les mêmes choix que la France et l’Allemagne sur les divers points qui précèdent.
Ces conditions ont été inégalement remplies dans un passé récent. On peut distinguer trois phases :
  • une phase de profonde divergence entre 1990 et 1993, période qui a néanmoins vu la naissance d’un nouvel outil militaire, l’Eurocorps, et des efforts bilatéraux pour que l’Union européenne ait un rôle à jouer dans la politique de sécurité et de défense ;

  • une phase caractérisée par d’importants développements convergents, mais aussi par une opportunité manquée, entre 1994 et 1997 ;

  • enfin, à partir de 1998, une phase qui se caractérise par une importante percée sur la voie de la Politique Européenne de Sécurité et de Défense (PESD), percée rendue possible par un changement fondamental de l’attitude britannique et par une nouvelle méthode de coopération au sein de l’Europe dans ce domaine.

2) Le temps des divergences : la première moitié des années 90

Au lendemain de la révolution stratégique européenne de 1989/1991, la France et l’Allemagne proposèrent des approches assez différentes des principaux défis que devait affronter l’Europe de l’après Guerre froide. Des sensibilités et des priorités divergentes se firent jour dans la politique étrangère et la politique de sécurité des deux États vis-à-vis des régions de crises (potentielles). Alors que l’Allemagne se préoccupait avant tout de la stabilité de l’Europe de l'Est, l’attention française se focalisait beaucoup plus sur les événements en cours sur la rive sud de la Méditerranée, en particulier la guerre civile en Algérie.

Les deux pays divergeaient également dans leur approche de la structure institutionnelle Euro-Atlantique. L’Allemagne fut, avec les États-Unis, un des premiers membres de l’OTAN à soutenir l’élargissement vers l’Est de l’alliance, ainsi que l’ouverture rapide de l’Union européenne à de nouveaux membres. Ces deux élargissements étaient censés contribuer à la stabilisation – politique, stratégique et économique – des nouvelles démocraties d’Europe de l’Est, encore fragiles, en leur permettant d’intégrer les institutions économiques et militaires occidentales. La France, par contre, souhaitait confiner l’OTAN dans son rôle de défense collective, en s’opposant dans un premier temps à toute extension du mandat de l’OTAN à la gestion de crise et aux missions hors zone et en lui refusant un rôle plus politique en tant que structure stabilisatrice pour les États post-communistes de l’Europe centrale et de l’Europe de l’Est. En ce qui concerne l’intégration à l’Union européenne, Paris essaya, mais en vain, de convaincre ces États des vertus de la confédération européenne qu’elle proposait comme substitut à leur accession rapide à l’Union européenne.

Cependant, la divergence la plus sérieuse entre la France et l'Allemagne fut celle qui apparut au sujet du conflit dans l’ex-Yougoslavie. Leurs interprétations respectives de la guerre et de ses causes ne pouvaient être plus éloignées. Pour la France, il s’agissait d’un conflit ethnique dans lequel toutes les parties étaient également en faute ; pour l’Allemagne, c’était un conflit ethno-politique provoqué par l’agression serbe. Les objectifs et stratégies différents qui en découlèrent empêchèrent toute approche européenne cohérente de ce qui était, finalement, le premier défi majeur à la sécurité de l’Europe de l’après Guerre froide. La reconnaissance unilatérale de la Slovénie et de la Croatie par l'Allemagne fut à l'origine de sérieuses tensions, aussi bien au sein de l’Union européenne qu’au niveau bilatéral. Les déclarations franco-allemandes communes sur le conflit de l’ex-Yougoslavie étaient souvent de pure façade, et visaient plus à préserver leur relation privilégiée qu’à contribuer à la gestion de la crise dans l’ancienne Yougoslavie. Le « couple » franco-allemand ne fut jamais en mesure d’influencer sérieusement le cours des événements, à aucun des stades du déroulement de ce premier test mettant à l'épreuve la politique étrangère et de sécurité européenne.

Après la fin de la Guerre froide, les deux nations continuèrent à attribuer une grande valeur à leur relation bilatérale, ce que traduit la décision, prise au Sommet bilatéral de La Rochelle, de constituer l‘Eurocorps, qui sera déclaré opérationnel fin 1995. Pour une fois, c'était une initiative franco-allemande qui créait une dynamique européenne, puisque l’Espagne, la Belgique et le Luxembourg se joignirent à cette entreprise commune. La création de cet outil militaire n’était pas, du moins au début, essentiellement guidée par des considérations d’utilité militaire. C’était plutôt, surtout pour l’Allemagne, un symbole de la poursuite de son intégration dans l’Europe, et de la persistance de son engagement dans une relation franco-allemande d'exception. Les partenaires n'étaient aucunement réunis par une compréhension partagée du rôle ou de la fonction de ce nouveau commandement militaire, pas plus que des objectifs de politique étrangère et de sécurité qu’il devrait contribuer à réaliser. Devait-il servir une défense collective ou bien se consacrer aussi à la gestion des crises et à des tâches d’intervention ? Et si l’Eurocorps devait tenir lieu d’instrument de projection de puissance en bout de chaîne des missions dites de Petersberg (tâches humanitaires et de sauvetage, tâches de maintien de la paix et missions de combat dans le cadre de la gestion des crises, y compris pour le maintien de la paix), où et dans quel type de conflit l'utiliser ? Les décisionnaires français et allemands ne voyaient pas du même œil l’équilibre entre défense du territoire national et des alliances et missions de projection de puissance ; et leurs avis divergeaient nettement quant à l’étendue géographique des missions hors zone, que les Allemands, contrairement à la France, voulaient limiter à l’Europe et à ses environs : “L‘Eurocorps n’est pas un Afrika Korps”, selon les termes employés par l’ancien ministre de la défense, Volker Rühe8. Comment s’étonner dès lors que la voie menant à la signature de l’accord SACEUR de janvier 1993, permettant l’utilisation de l’Eurocorps au sein de la structure de l’OTAN ait été jonchée d'obstacles ?

3) Occasions manquées : 1994-1997
Le milieu des années 90 vit la disparition, ou du moins l'atténuation de nombreux obstacles à la coopération bilatérale aussi bien qu’européenne en matière de sécurité et de défense :

  • Les Livres blancs sur la défense, publiés en France et en Allemagne en 1994 montraient un remarquable degré de convergence dans l’évaluation des risques et des menaces ;

  • La décision de la Cour constitutionnelle fédérale, en juillet 1994, sur les interventions militaires hors zone de la Bundeswehr a ouvert la porte à la participation de l’Allemagne aux interventions en cas de crises multinationales ; cette décision a mis un terme à l’exception allemande, du moins en ce qui concerne les contraintes juridiques régissant les missions hors zone ;

  • L’engagement tardif mais efficace de l’OTAN dans l’ex-Yougoslavie ne fit pas que répondre à la question du rôle potentiel futur de l’OTAN dans l’Europe de l’après Guerre froide ; il aida aussi les Européens à surmonter leurs désaccords.
Ce qui a le plus contribué à rapprocher la France et l’Allemagne fut cependant le changement d’attitude de la France vis-à-vis de l’OTAN. Ce changement avait été préparé par l’intensification de la coopération franco-allemande en matière de sécurité, dans les années 80, et surtout par l’engagement militaire actif de la France dans le conflit bosniaque et sa participation aux opérations lancées “Deny Flight” et “Deliberate Force” de l'OTAN, qui mirent un terme à la guerre des Balkans.

En annonçant le retour de son ministre de la Défense au Conseil de l’Atlantique Nord, et celui de son chef d’état-major au comité militaire, la France tirait la leçon de l’expérience bosniaque, où les troupes françaises étaient placées sous le commandement opérationnel de l’OTAN ; le ministre français de la Défense avait déjà participé aux travaux du Conseil de l’Atlantique Nord et le chef d’état-major à ceux du comité militaire, quoique de façon ponctuelle, dans ce contexte. Plus fondamentalement, la politique poursuivie par le Président Mitterrand durant la première moitié des années 90, qui consistait à donner la priorité à l’UEO pour que s'y développe une politique européenne de sécurité et de défense plus autonome avait manifestement échoué. Paris réalisa qu’il ne servait à rien d'élaborer des institutions et des structures européennes de défense et de sécurité hors de la structure de l’OTAN, autour d’une institution, l’UEO, que les autres gouvernements européens, en particulier le gouvernement britannique, n’estimaient guère.

Cette nouvelle flexibilité française face à l’OTAN récompensa la persévérance de l’Allemagne, qui s’efforçait de rapprocher son partenaire de l’OTAN par des relations bilatérales militaires et sécuritaires intensifiées. Elle ouvrit également la voie à la reconnaissance formelle par l’OTAN d’une entité européenne de sécurité et de défense, préparant le terrain pour les Groupes de forces interarmées multinationales (GFIM), concept officiellement adopté lors du Sommet de l’OTAN qui eut lieu à Berlin en juin 1996.

L’écart entre les conceptions allemande et française de la défense diminuait donc au rythme de l’« OTANisation » de la France et de l’ « européanisation » de l’Allemagne. Mais ce compromis, fondé sur l'évolution de la politique de la France vis-à-vis de l’OTAN en échange de l'européanisation de l’OTAN se délita lorsque l’accord sur la réforme de la structure de commandement intégré se révéla hors d'atteinte. Washington refusa de confier le commandement de l’AFSOUTH (Forces alliées du Sud de l’Europe) de l’OTAN à un amiral européen, malgré la demande officielle du Président Jacques Chirac. À Paris, le nouveau gouvernement socialiste réagit en bloquant tout nouveau pas officiel vers la réintégration dans l’OTAN, à la grande déception de l’Allemagne ; le gouvernement Kohl avait soutenu la position française sur l’AFSOUTH, mais avec réticence.

Une seconde démarche française compliqua encore la situation. Début 1996, Jacques Chirac décida de professionnaliser les forces armées, en abandonnant la conscription et en donnant la priorité aux forces opérationnelles pour les missions de projection de puissance. Si les gouvernements français et allemand avaient une analyse similaire des nouveaux risques et menaces en matière de sécurité, comme l'exposent leurs Livres blancs respectifs sur la défense, en 1994 – ils aboutissaient à des conclusions très différentes sur le plan de la réforme de leurs armées. Pour le gouvernement Kohl, la défense territoriale et collective demeurait la priorité absolue, choix notamment dicté par un a priori en faveur de la conscription. La France, pour sa part, cherchait avant tout à développer les capacités d’intervention en cas de crise.

Ce n’est toutefois pas la substance de la décision française qui suscita à elle seule le mécontentement de Bonn ; après tout, l'approche allemande incluait elle aussi l’amélioration des capacités d’intervention en cas de crise (les « Krisenreaktionskräfte ») et la réduction du nombre des appelés. La frustration et le ressentiment nés en Allemagne de l’initiative française résultaient plutôt de ce que la France semblait ne pas comprendre que la modification radicale de la structure de son armée aurait des répercussions au-delà du contexte strictement national9. Non contente de remettre en question l’idéologie allemande sur la conscription, cette attitude menait inévitablement au retrait de toutes les forces françaises du territoire allemand, ce qui réduirait l’importance d’unités militaires conjointes telles que la brigade franco-allemande, où militaires professionnels et conscrits servaient côte à côte. En outre, elle ne pouvait qu'avoir un impact négatif sur les programmes d’armement bilatéraux et multilatéraux, qu'il faudrait étaler ou reporter pour s’adapter à l’ambitieuse réforme de l’armée française. Les coupes franches effectuées dans le budget allemand de la défense, en particulier dans les investissements militaires, ne simplifièrent pas les choses. Une question lancinante se posait : à quoi servait donc le Conseil de sécurité et de défense franco-allemand, s’il n’était pas le théâtre d’un débat et d’une consultation lors d’une étape aussi importante que la professionnalisation de l’armée française ?

Le remède à l’irritation allemande causée par la réforme de l’armée française fut fidèle à la tradition : lors du Sommet de Dijon, en juin 1996, le Chancelier Kohl et le Président Mitterrand organisèrent un groupe de travail afin de développer des concepts communs de sécurité et de défense (ce que le Traité de l’Élysée de 1963 prévoyait déjà). Le résultat – « Le concept commun franco-allemand en matière de sécurité et de défense » – fut officiellement adopté au Sommet de Nuremberg, en décembre 1996. Il y était souligné qu’il ne devait y avoir aucune division officielle du travail. La Bundeswehr, avec son armée de conscription et ses capacités de mobilisation, serait le pivot de la défense territoriale et collective, la France pouvant ainsi se concentrer sur les opérations d’intervention en situation de crise10.

Ce concept incluait un autre point remarquable. Il soulignait l’objectif commun de « recherche systématique de complémentarité », qui devait conduire à une « mise en commun des moyens militaires » et à une « dépendance mutuelle librement consentie » dans les programmes d’équipement militaire des deux pays11. En effet, étant donné les restrictions budgétaires imposées par le Pacte européen de stabilité et de croissance, il devrait être dans les priorités d’en obtenir plus pour un même montant. C'est difficilement concevable sans un certain degré de spécialisation des rôles militaires et de division des tâches, ce qui, bien entendu, crée une dépendance mutuelle. La division franco-allemande subséquente du travail dans le domaine du renseignement stratégique par satellite peut être considérée comme un premier pas timide dans ce sens, la France se concentrant sur le développement du satellite optique et infrarouge Hélios II, dont le lancement est prévu pour 2004, alors que l’Allemagne se concentre sur le satellite radar SAR-Lupe doté de capacités tous temps.

Le Concept Commun n'a pas seulement contribué à surmonter les frictions initiales : il a également servi à établir un plan de route pour intensifier la coopération bilatérale sur les questions militaires et l’armement, susceptible d'aboutir à un effort européen commun à un stade ultérieur. Hélas, les deux pays allaient négliger ce potentiel, sauf peut-être sous certains aspects institutionnels. La réunion de Nuremberg déboucha sur une série de propositions franco-allemandes pour la Conférence Intergouvernementale précédant le Sommet de l’Union européenne à Amsterdam – propositions dont beaucoup trouvèrent place dans le nouveau Traité d’Amsterdam : création d’un poste de Haut Représentant de l’Union européenne pour la politique étrangère et de sécurité, avec un programme propre et une unité d’alerte rapide ; introduction d’une « abstention constructive » dans la Politique Étrangère et de Sécurité Commune (PESC) de l’Union européenne pour faciliter les accords sur des décisions par ailleurs unanimes, réforme de la « troïka » pour la représentation externe de l’Union, et intégration des missions de Petersberg dans le Traité de l’Union. La plus importante des propositions, l’intégration progressive de l’UEO au sein de la structure de l’Union européenne, n’obtint cependant pas le soutien nécessaire, bloquée par une coalition regroupant la Grande-Bretagne et le Danemark, soit les plus « atlantistes » des membres de l'Union européenne, et ceux qui étaient restés neutres jusque là, l’Irlande, la Finlande, la Suède et l’Autriche.

Ainsi donc, entre 1994 et 1997, l’occasion de construire une politique européenne de sécurité et de défense plus autonome ne fut pas exploitée. Les deux pays s’arrêtèrent à mi-chemin. Ils entreprirent d’améliorer leurs capacités militaires pour la gestion des crises et l’intervention, en professionnalisant leurs armées – à des degrés divers toutefois – et ils apportèrent quelques améliorations aux dispositions du traité pour la Politique Européenne de Sécurité et de Défense. Mais en passant à côté de l’occasion de réintégrer la France au sein de l’OTAN et en ne coordonnant pas suffisamment leurs réformes militaires respectives, la France et l’Allemagne se sont elles-mêmes privées de l’occasion de promouvoir vigoureusement la Politique Européenne de Sécurité et de Défense.

4) La levée des barrages : l’initiative franco-britannique de 1998
A partir de 1998, nous avons été témoins d'avancées majeures vers la PESD, les plus significatives depuis l’échec de la Communauté européenne de défense, dans les années 50. Cela a débuté par le Sommet informel de l’Union européenne à Pörtschach, en octobre 1998, pour se poursuivre avec vigueur avec la déclaration franco-britannique de Saint-Malo, publiée lors du Sommet bilatéral de décembre 1998 – grâce au remarquable et étonnant revirement britannique en matière de politique de défense. Le Royaume Uni a cessé de faire barrage à l’attribution d’un rôle à l’Union européenne en matière de défense et s'en est fait au contraire l'ardent défenseur.

L’ironie veut que ce soient le plus « atlantiste » et le plus « européen » des États membres de l’Union européenne qui aient donné un nouveau coup de pouce, potentiellement décisif, à la coopération européenne en matière de sécurité et de défense. Mais un examen plus poussé des conditions du succès des relations franco-allemandes en Europe aurait pu révéler que les deux voisins étaient moins que tous autres susceptibles de faire avancer les choses dans ce domaine. Lorsqu'ils avaient été le « moteur » de l’intégration européenne, ils avaient su s’entendre sur un objectif commun, en partant de positions a priori très divergentes. C'est ainsi qu'ils contribuèrent à réaliser l’union monétaire : les positions de la France et de l’Allemagne étaient initialement celles qui divergeaient le plus au sein de l’Union européenne. Comme chacun des deux pays était représentatif d’un groupe de pays aux vues similaires, les compromis réalisés pouvaient satisfaire les intérêts d’une large majorité de partenaires de l’Union européenne. Dans le domaine de la Politique Européenne de Sécurité et de Défense, c’était le Royaume Uni et la France – et non la France et l’Allemagne – qui occupaient les positions les plus extrêmes du continuum “atlantistes contre européens”, l’Allemagne, dont la politique consistait à essayer de plaire simultanément aux deux, se situant quelque part vers le milieu. Il fallait une nouvelle “entente cordiale” franco-britannique pour avancer d'un grand pas vers une Politique Européenne de Sécurité et de Défense (PESD).

Après un temps d’hésitation, l’Allemagne se joignit à eux sans plus tarder. Le gouvernement Schröder saisit l’occasion de sa présidence de l’Union européenne, durant le premier semestre 1999. En juin, le Sommet de Cologne prépara une base institutionnelle plus ferme pour la défense européenne, en créant le nouveau comité politique et de sécurité, le comité militaire et l’état-major de l’Union européenne, qui devaient être officialisés lors du Sommet de Nice en 2000. Pour ne pas se laisser embarquer dans les activités de construction des institutions typiques de l’approche franco-allemande, le gouvernement britannique insista pour que la priorité soit donnée aux capacités militaires, ce que les Français acceptèrent. Comme le stipulait la déclaration de Saint-Malo : « L’Union doit avoir une capacité d’action autonome, soutenue par des forces militaires crédibles, les moyens de prendre la décision de l’utiliser, et la volonté de le faire, pour pouvoir répondre aux crises internationales ». Finalement, et avec une rapidité étonnante, l’initiative aboutit aux “objectifs globaux” du Sommet de l’Union européenne à Helsinki, en décembre 1999 (une force européenne de réaction rapide de 60 000 soldats, pouvant être déployée en 60 jours, devant être opérationnelle d'ici 2003) puis, un an plus tard, à la Conférence sur l'engagement des capacités, qui s'est tenue en novembre 2000 à Bruxelles, sous la présidence française.

Au niveau bilatéral, le Sommet franco-allemand de Toulouse décida de transformer l’Eurocorps en une force de réaction rapide pour des missions autres que celles définies par l’article V du Traité de l’OTAN. Son quartier général devrait être maintenu à la disposition des missions internationales de maintien de la paix (comme au Kosovo, où l’Eurocorps a pris la responsabilité du commandement de la KFOR, les forces de l’OTAN, au cours du premier semestre 2000).

La voie a donc été tracée. Mais les projets qui virent le jour à Saint-Malo ont mis du temps à prendre corps. L’Europe a montré plus d’empressement à formuler d’ambitieux objectifs que de volonté effective pour les atteindre. Le plus important projet d’armement européen, l’avion de transport militaire A400M, salué début 2000 comme le signe d’un nouvel état d’esprit, en est un exemple typique. L’Allemagne, la France, la Grande-Bretagne, l’Espagne et l’Italie se sont engagées à réaliser ce programme ; la plus grande contribution, soit 73 avions, devait être apportée par l’Allemagne. Pourtant, en raison de contraintes financières, le Bundestag n’avait toujours pas voté l’autorisation financière requise, à la fin de l'année 2002. Le ralentissement économique et les limites imposées par le Pacte de stabilité de l’euro ont rendu peu probables d’importantes augmentations du budget de la défense dans la plupart des pays de l’Union européenne, et laissent présager des retards considérables dans la réalisation des objectifs. Du moins ces objectifs ne sont-ils plus un sujet de désaccord fondamental entre les principales puissances européennes.

5) La relation franco-allemande en perspective

Après une longue phase d’hésitation, l’EU a donc finalement commencé à concevoir et à étayer sa politique commune de sécurité et de défense. Ce processus reste pourtant chargé d’ambiguïtés, qui continuent de peser lourdement sur ses chances d’aboutir. Le rôle et la place de l’OTAN vis-à-vis de la Politique européenne de sécurité et de défense, le type d’engagement militaire que les Européens sont prêts à assumer, les limites géographiques d’un tel engagement, les ressources financières et militaires qu’ils sont prêts à engager et, enfin et surtout, les conséquences politiques et institutionnelles pour l’Union du succès ou de l’échec du projet sont les plus flagrants des problèmes non résolus à ce jour.

Le développement de la Politique Européenne de Sécurité et de Défense depuis Saint-Malo a montré à quel point la relation franco-allemande dans le domaine de la défense est devenue modeste, voire inopérante, ce qui contraste de façon frappante avec les nombreuses réussites qu’a connu la coopération franco-allemande dans d’autres domaines essentiels de la construction européenne. Avant de suggérer de nouvelles initiatives pour les deux pays en matière de défense européenne, il serait donc pertinent d’identifier les causes de cette situation.

L’entente entre Paris et Londres, symbolisée par la déclaration de Saint-Malo en décembre 1998, a été décisive dans le déclenchement de l’évolution de l’Union européenne vers une défense commune. France et Allemagne ont néanmoins constamment réaffirmé « leur détermination à faire rapidement progresser la politique européenne de sécurité et de défense afin que l'Union européenne puisse pleinement jouer son rôle sur la scène internationale. »12. Lors de sa première visite à son collègue allemand Joschka Fischer, Dominique de Villepin, ministre français des Affaires étrangères, a fait remarquer que : « En matière de défense européenne, nous avons aussi accompli, depuis le Sommet franco-britannique de Saint-Malo, des progrès considérables, mais il est essentiel de ne pas laisser s'enliser notre élan.
… Depuis l'origine, la France et l'Allemagne sont au cœur de cette ambition européenne. Je suis convaincu qu'ils doivent plus que jamais rester une force d'impulsion.
»13. Alors qu’il parlait de la préparation du 40ème anniversaire du Traité de l’Élysée, Jacques Chirac a exprimé son ferme engagement à trouver une nouvelle alliance avec l’Allemagne, puisque pour la France « le couple franco-allemand forme le moteur de l’Europe »14.

Les principes et l'envergure formelle des relations franco-allemandes restent impressionnants du fait du large éventail des questions traitées et des nombreuses structures bilatérales publiques, privées et politiques développées pour diriger cette coopération aux multiples facettes.

Au plus haut niveau politique, chaque sommet bilatéral donne aux dirigeants des deux pays l’opportunité de réaffirmer leur attachement à ce que Charles de Gaulle appelait une « communauté de destin » : « Ce que l’Allemagne et la France ont vécu et subi dans l’Histoire ne ressemble à rien d’autre (…). Elles seules peuvent accomplir les gestes qui porteront l’Europe plus loin, dans ses ambitions, dans ses frontières, comme dans les coeurs. »15.

Le réseau des mécanismes coopératifs qui relient les deux nations demeure unique. Parallèlement à la relation d’État à État, il inclut aussi un large éventail d’activités mettant la société civile à contribution dans les deux pays. Les jumelages entre cités, villes moyennes ou villages permettent chaque année à des centaines de milliers de citoyens d'aller à la rencontre de la société et des problèmes de l’autre, et de développer ainsi une compréhension commune, sur des questions très diverses.

L’Office franco-allemand de la jeunesse (OFAJ), modèle unique en Europe que les autres pays aspirent à imiter, a réussi à tisser des liens entre les jeunes générations. A ce titre, il a inspiré Varsovie et Berlin dans la mise en place de structures similaires. Alors même que le français et l’allemand ont été respectivement supplantés dans les écoles secondaires de chaque pays, les échanges culturels demeurent nombreux. La France maintient quelque 34 organisations (Alliance française, centres culturels, instituts des beaux-arts, etc.) en Allemagne à cet effet. Des structures équivalentes, bien que moins nombreuses, existent en France avec les Instituts Goethe.

Les échanges économiques reflètent ce réseau de coopération. Chaque pays est le principal partenaire commercial de l’autre. Les fusions d’entreprises jettent des ponts à travers le Rhin. Les malheurs économiques de l’un affectent immédiatement l’autre.

6) L’exception de la défense

Cependant, la défense a en partie fait exception – malgré les nombreux liens et accords établis entre la France et l’Allemagne, auxquels s’ajoutent les exemples plus visibles que constituent la brigade franco-allemande et l’Eurocorps.

Le Conseil franco-allemand sur la défense et la sécurité (Deutsch-Französischer Verteidigungs- und Sicherheitsrat) se réunit sous la présidence conjointe du Président de la République française et du Chancelier allemand, assistés de leurs ministres des Affaires étrangères et de la Défense et du Generalinspekteur der Bundeswehr ainsi que du Chef d’état-major des Armées. Les délibérations du Conseil sont préparées par une Commission commune sur la défense et la sécurité (Deutsch-Französischer Ausschuss für Verteidigung und Sicherheit) créée en 1982 et réunissant, du côté français, le secrétaire général adjoint des affaires politiques et de sécurité du ministère français des Affaires étrangères et le Chef d’état-major des Armées et, du côté allemand, leurs homologues (le directeur politique du ministère allemand des Affaires étrangères et le Generalinspekteur der Bundeswehr). Cette commission mixte est censée se réunir formellement au moins deux fois par an préalablement au Conseil sur la défense et la sécurité, qui se tient également deux fois par an.

La commission mixte supervise six groupes de travail :

  • « Stratégie et armement », coprésidé par des représentants des ministères des Affaires étrangères et de la Défense ;

  • « Coopération Militaire », coprésidé par le Major Général des armées françaises et par son homologue allemand. Ce groupe se subdivise en cinq sous-groupes16 ;

  • « Coopération en matière d’armements », coprésidé par un haut représentant français de la Délégation Générale à l’Armement (DGA / Direction de la Coopération Industrielle) et par son homologue allemand. Elle comporte 3 sous-groupes17;

  • « Espace », coprésidé par le Responsable des activités spatiales à l’état-major général français et son homologue allemand ;

  • « Politique d’armement » (Rüstungspolitik), coprésidé par l'Adjoint aux affaires stratégiques au ministère français des Affaires étrangères et par son collègue allemand ;

  • « Aspects juridiques », coprésidé par les chefs des départements appropriés des ministères des Affaires étrangères.
Une organisation aussi élaborée devrait en toute justice jouer un rôle majeur dans la promotion d’une coopération étroite entre les partenaires. Mais cela n'a pas été le cas. Ces institutions n'ont eu aucune influence sur les décisions majeures concernant la défense et la politique militaire, prises par la France ou l'Allemagne ces dernières années, non plus qu'elles n'ont favorisé un climat plus constructif dans les questions de défense. Au cours des années, les réunions sont devenues un rituel sans substance ni inspiration. La coopération en matière d’armement en est un exemple. Contrairement à ce qui aurait pu être escompté et vraisemblablement aux espoirs initiaux, la complexité de la structure de coopération officielle n'a même pas facilité les relations personnelles entre les bureaucraties concernées ; en 2001, le chef de la DGA française n’a rencontré qu'à deux reprises son homologue allemand.

Ceci tient en partie à la différence de constitution et de mentalité des bureaucraties nationales. Du fait de la récente réforme du ministère de la Défense allemand, par exemple, qui a réorganisé les responsabilités, les bureaux de l’armement français responsables de diverses familles d’armements, notamment les Architectes de Systèmes de Force (ASF) au sein de la Délégation Générale pour l’Armement (DGA) française, ont eu du mal à identifier leurs homologues allemands. Ceci illustre bien le problème général : chaque pays organise ses activités sans beaucoup se soucier de l’impact que cela aura sur leurs objectifs mutuels. Ceci n’empêche pas certains progrès d’être réalisés : après une période de stagnation en 1998 et 1999, 8 nouveaux accords techniques de développement d’armes ont été signés entre les deux pays, ce qui porte leur total à 33. Mais quels que soient les progrès accomplis, ils restent d’une modestie inquiétante.

7) De la divergence à la convergence ?
Certains signes encourageants indiquent néanmoins qu’une convergence franco-allemande en matière de défense devient au moins du domaine du possible.

Berlin et Paris ont tous deux réformé la structure de leurs forces armées respectives, la France depuis 1996, l’Allemagne depuis l’an 2000. Malgré des différences manifestes, la France ne faisant plus appel qu’à des volontaires alors que l’Allemagne maintient jusqu’à présent la conscription, les forces armées ont dorénavant une taille équivalente et des missions similaires – ce qui n’a jamais été le cas auparavant. La Bundeswehr disposera au plus (voire moins) de 282 000 militaires (dont 193 500 professionnels, 27 000 engagés temporaires et 59 500 conscrits), tandis que la France disposera d’un effectif de 245 000 personnes (sans compter la gendarmerie). En ce qui concerne les budgets de défense, les deux pays tendent également à converger. Si on ne prend pas en compte les sommes dépensées par la France pour la force nucléaire (€ 2 milliards environ, soit 13 milliards de francs), les activités spatiales et la gendarmerie, l’écart entre les budgets de défense des deux pays est de 11 % en faveur de la France. Si l'on considère que l’Allemagne dépense moins pour ses forces navales que la France, on constate que le potentiel des forces aériennes et terrestres allemandes est presque identique à celui de la France en termes d’équipement déployé. La Bundeswehr possède de considérables capacités en avions de combat, hélicoptères lourds (environ 100 CH 53, hélicoptères de transport lourd), et véhicules blindés (environ 2 500 chars lourds), alors que les Français n'en possèdent pas un si grand nombre.

Budgets de défense en 2001 en milliards de francs français
France Allemagne
Effectifs (hors gendarmerie, pour la France) 69,7 81,17
Maintenance du matériel 12,2 14,4
Achats d’équipement pour l'armée de terre 11,9 6,07
Achats d’équipement pour la marine 11,2 4,09
Achats d’équipement pour l'armée de l'air 12,1 11,23
Si les tendances actuelles de l’investissement militaire allemand se confirment pour la période 2003-2008, les forces allemandes accuseront un certain retard, en particulier dans la mesure où la France a décidé d’accroître ses dépenses d’équipement de près de 10 %, avec le projet d'augmenter encore de 10 % de manière échelonnée entre 2003 et 2008. Cependant, d’ici 2010/2015, les armées de terre et de l'air des deux pays seront équivalentes en structure et en capacités clé. Même s'il persiste certaines différences, en particulier concernant les forces navales, la France et l’Allemagne commanderont toutes deux une force armée capable d’intervenir rapidement en cas de crise, en Europe et au-delà. Ceci devrait les inciter vivement à envisager les opportunités qui en découleront.

On doit tirer les leçons du passé. La voie vers une Politique Européenne de Sécurité et de Défense digne de ce nom est abrupte, pour Paris comme pour Berlin. Dans chaque capitale, les intérêts de chapelle, l’inertie bureaucratique et l’absence de direction politique peuvent continuer à y faire barrage. Cependant, l'accroissement des similitudes de structure et de perspective, ainsi que la reconnaissance du fait que, pour demeurer efficace, la défense nationale devra mettre en commun ses ressources avec celles de ses proches alliés, sont autant de facteurs qui accroissent les chances d’évolution positive. Plus il y aura de convergence entre l’Allemagne et la France en termes de capacités et de structures militaires, meilleures seront les perspectives pour la Politique Européenne de Sécurité et de Défense. Progresser supposera la compréhension et l'acceptation des profonds changements qu’implique une entité de défense européenne pour chaque institution militaire. Tout comme le passage à l’euro a radicalement modifié le rôle traditionnel des banques centrales nationales, en en faisant des auxiliaires de la Banque centrale européenne, la Politique Européenne de Sécurité et de Défense appellera, dans les limites des contraintes budgétaires actuelles, des spécialisations fonctionnelles, des projets communs, voire une division des tâches entre les institutions de défense nationales, dans l’intérêt de la défense commune – sans parler d'une révolution des mentalités et d'un compromis au niveau des intérêts personnels et des habitudes.

8) Ce qui ne fonctionnait pas pourrait maintenant fonctionner

L’un des principaux obstacles auxquels s'est heurtée jusqu’à présent la coopération franco-allemande en matière de sécurité et de défense apparaît clairement quand on observe le caractère disparate de leurs approches en ce domaine. Il n’y avait tout simplement ni cohérence ni convergence entre eux
– que ce soit au niveau des objectifs de politique étrangère, de l'évaluation des risques et des menaces, de la stratégie militaire et de la structure de leurs forces, ni même de leurs instruments et équipements militaires. Dans le cas des entreprises communes – comme l’Eurocorps – les réalisations étaient souvent plus symboliques que tangibles.

Aujourd’hui, il est difficile d'ignorer les signes de convergence :

  • Dans un discours prononcé en 1999 devant l’Assemblée nationale française, le Chancelier Schröder a approuvé l'idée, chère aux Français, de faire de l’Union européenne un acteur politique mondial au sein d’un ordre international multipolaire ;

  • Depuis la décision de la Cour constitutionnelle fédérale en 1994, les forces allemandes ont activement participé à des missions hors zone, fournissant souvent les plus importants contingents, et alignant ainsi la politique de sécurité du pays sur celle de la France, de ses alliés européens et de ses alliés dans l’OTAN, tout au moins sur ce point crucial. Bien que des différences persistent, elles sont maintenant relatives et non plus absolues ;

  • Quoique à des degrés et des rythmes différents et avec des ressources budgétaires inégales, les deux pays sont en train de professionnaliser leurs armées et d’améliorer leurs capacités de gestion de crise et de prévention des conflits ;

  • Tous deux défendent vigoureusement l’approche multilatérale en matière de politique de sécurité et de défense, les Allemands suivant leur ligne politique traditionnelle qui consiste à s’arrimer fermement à un cadre multilatéral, les Français reconnaissant que la prévention des conflits multinationaux et les interventions en cas de crise ne s'accordent plus avec les politiques d’indépendance nationale de jadis ;

  • Les attaques terroristes du 11 septembre ont fait diminuer l’intérêt américain pour la gestion de crise en Europe et aux alentours. La France et l’Allemagne devraient avoir moins de mal désormais à convaincre les plus réticents de leurs partenaires européens qu’il est nécessaire de développer une capacité européenne plus autonome dans le domaine de la sécurité et de la défense.
Des limites auto-imposées freinent toujours la capacité de la France et de l’Allemagne à agir de concert afin de développer des liens de défense plus étroits et de promouvoir la Politique Européenne de Sécurité et de Défense. L’Allemagne devrait réexaminer les récentes réformes de la Bundeswehr, en particulier le rôle de la conscription et la structure et la taille du budget de défense ; la France devrait reconsidérer sa place dans l’OTAN de l’après 11 septembre. Et ce n’est qu’à condition d’accepter un degré bien supérieur d’interdépendance militaire mutuelle, se traduisant par une division militaire du travail et la spécialisation des rôles, que la France et l’Allemagne seront capables de donner l’élan décisif et nécessaire au développement d'une capacité militaire européenne autonome.

III. Un nouveau départ

Le hiatus dans la coopération franco-allemande en matière de politique étrangère et de défense a été néfaste aux deux pays ainsi qu’à l’Union européenne. Il a été néfaste à la France comme à l’Allemagne, parce qu’il les a empêchés d'exploiter pleinement leurs atouts et leur influence au sein de l’Union européenne. Il a été néfaste à l’Union européenne, parce qu’il a empêché l’Europe d’exercer une influence internationale à la mesure de son poids économique, politique et militaire.

Afin de déterminer comment la France et l’Allemagne pourraient, ensemble, remédier à cette regrettable situation, il convient d’analyser les raisons de leur échec récent. Après tout, elles étaient jadis à l’avant-garde de l’effort de défense européen, à l’origine de symboles aussi significatifs que la Brigade franco-allemande et l’Eurocorps ; la nécessité d’un rôle européen plus actif dans la défense et les affaires étrangères résonne dans les deux capitales depuis de nombreuses années. Leur manque de coordination est plus surprenant encore si l’on considère qu’à l’avenir, un nombre croissant de décisions européennes affectant la politique étrangère seront vraisemblablement prises à la majorité qualifiée, évolution ouvertement préconisée par l’Allemagne : chacun aura alors encore plus besoin du soutien de l’autre pour défendre ses intérêts dans les décisions communes, et une discrète entente préalable entre Paris et Berlin est la meilleure des bases possibles pour obtenir le soutien d’un grand nombre d’États membres.

1) Les mots et les actes
En fait, c’est ce à quoi les deux pays se sont officiellement engagés lorsque leurs dirigeants s’entendirent, en 1996, sur un « Concept commun de sécurité et de défense ». Ce remarquable document, signé par le Chancelier Kohl et le Président Jacques Chirac, toujours en exercice, énonce ce qui est maintenant tout à fait évident : le fait que les deux pays sont exposés aux mêmes risques (il est même fait mention d’éventuelles actions terroristes) ; le document met l’accent sur un concept commun pour les forces armées des deux pays (et fait état d’une volonté de débattre du rôle de la dissuasion nucléaire dans le contexte d’une politique européenne de défense) ; il réclame une plus grande complémentarité des efforts militaires des deux pays18.

Fait révélateur, ces intérêts et déclarations n’ont pas été suivis d’effet, à croire qu’ils ne devaient pas être pris au sérieux. L’explication, si elle existe, n’est pas à chercher dans la divergence des intérêts nationaux, mais bien dans un manque d’ambition des deux pays, s’agissant de façonner l’environnement international de l’Europe.

Si les deux pays peuvent adhérer à différentes philosophies d’intégration européenne et avoir des vues distinctes quant à la pertinence de l’élargissement européen, il n’y a guère d’écart fondamental dans leur approche des politiques à appliquer au-delà des frontières européennes actuelles et futures.

Ceci tranche avec la situation de la fin de la Guerre froide et du début de la guerre des Balkans. La France était alors sceptique sur l’opportunité de l’unification allemande, et a perçu dans les assez insignifiantes initiatives balkaniques de Bonn les sombres ambitions d’une présumée stratégie de type « Habsbourg ». C'est maintenant de l’histoire ancienne. Que ce soit à propos des relations avec les États-Unis ou avec la Russie, sur les Balkans ou le Moyen-Orient, l’Afrique ou l’Afghanistan, il existe un remarquable consensus sur le fond et les méthodes, à quelques nuances et traditions près. Qui plus est, les institutions de politique étrangère des deux pays ont pris conscience du fait que ni l’un ni l’autre ne peut espérer prétendre à une stature internationale s’il n’est paré du prestige de l’Union européenne.

Si les intérêts nationaux se sont alignés jusqu’à en être identiques, si l’Union est reconnue comme l’essentiel « multiplicateur de force » de l’influence interna­tionale de chacun de ses membres, pourquoi alors les deux pays, quelle qu'ait été la couleur politique de leurs gouvernants, ont-ils échoué à œuvrer ensemble pour une politique étrangère et de défense digne de ce nom ?

La triste réponse est qu’ils ne le souhaitaient pas réellement. Alors que tous deux étaient engagés dans la rhétorique consistant à réclamer pour l’Union européenne un rôle plus déterminant dans les affaires internationales, ou à affirmer rechercher une « autonomie » dans les opérations militaires, ni l'un ni l'autre n’a fait l’effort, seul ou conjointement, de traduire cela sous forme d'action. Ils ont même paru, pour diverses raisons, se satisfaire de mots.

Pour la France, le but de telles déclarations semble n’avoir pas tant été d’influencer les événements internationaux que de faire entendre une voix française distincte, quel qu'en soit l'impact – une contribution à l’identité de la France plutôt qu’à la poursuite efficace des intérêts européens dans le monde. Pour l’Allemagne, réclamer pour l’Europe un rôle plus déterminant dans les affaires du monde a combiné l’avantage de prononcer les mots « Europe » et « multilatéralisme », à la mode et politiquement corrects, tout en occultant, en prime, sa propre inaction. Il semble que pour les deux pays, ce soit les mots qui aient paru utiles, de préférence aux actes - c’est pourquoi ils ont préféré s’en tenir aux mots.

Pourtant, à moins que les deux pays ne pensent vraiment ce qu’ils disent et ne fassent ce qu’ils promettent, à moins qu’ils ne partagent la même volonté politique de donner à l’Europe un rôle prépondérant et une force offensive dans le monde, il n’y aura ni politique étrangère, ni défense européenne.

2) Le couple improbable
Nous avons exposé dans un premier chapitre les raisons pour lesquelles il est clairement nécessaire que l’Europe joue un rôle plus important. Mais pourquoi la France et l’Allemagne ? Après tout, on a longtemps cru qu’en matière militaire, la France privilégierait un rapprochement franco-britannique plutôt que franco-allemand : en effet, les traditions militaires de la France sont similaires à celles de la Grande-Bretagne, toutes deux sont disposées à dépêcher des forces vers des théâtres lointains, et elles ont en commun la tendance à voir dans les forces armées un instrument essentiel de la politique étrangère.

Pourtant, certaines raisons particulières font que ce sont la France et l’Allemagne qui devraient, une fois de plus, prendre l’initiative en faveur d’une défense européenne. Tout d’abord, la France et l’Allemagne réunies sont particulièrement capables, si elles le décident, de bloquer ou de lancer une initiative européenne majeure. Ceci ne tient pas tant au poids décisionnel de chacune des deux nations au sein de l’Union européenne, paramètre qu’on retrouverait chez n’importe quel autre grand pays européen. C’est plutôt que, lorsque la France et l’Allemagne parviennent à une position commune, celle-ci représente l'opinion d'un groupe de membres de l’Union européenne ; lorsque ces deux pays s’entendent, ils constituent la base d’une coalition bien plus étendue. Ensemble, non seulement ils jouissent du pouvoir de bloquer toute autre coalition, mais ils sont aussi susceptibles de mieux réussir que toute autre formation au sein de l’Union européenne à lancer des initiatives dans lesquelles une majorité d’autres membres reconnaîtront leurs propres intérêts.

Par ailleurs, aucun autre « couple » européen n’a été aussi aisément accepté par la plupart, voire la totalité des autres membres de l’Union européenne. Durant les 50 années d’intégration européenne qui viennent de s’écouler, les États membres se sont habitués à ce que les deux poids lourds de part et d’autre des rives du Rhin agissent de concert pour faire avancer les choses. Lorsque le tandem franco-allemand se bloque, les autres membres n’en ressentent aucune satisfaction, mais bien plutôt de l’irritation. Les pannes répétées du moteur franco-allemand, en bonne partie dues aux divergences sur l’avenir de la Politique Agricole Commune, sont perçues comme une source d’inquiétude par la plupart des autres États membres. C’est précisément parce que les deux pays forment un couple improbable qu’ils suscitent le respect au sein de l’Union, et même la reconnaissance lorsqu’ils proposent ensemble des actions communes.

Il existe une troisième raison pour laquelle la France et l’Allemagne sont exceptionnellement bien placées pour faire avancer l’Union en matière de politique étrangère et de sécurité, comme elles l’ont fait dans d’autres domaines auparavant : leur coopération particulière bénéficie non seulement de l'appro­bation des autres pays, mais du soutien intérieur. L’indicateur le plus sûr en est l’embarras ressenti par la classe politique des deux pays lorsque la coopération stagne, comme c’est actuellement le cas. À travers tous les hauts et bas qu’a connu la relation franco-allemande, la certitude que son maintien est nécessaire s’est enracinée dans la conscience des classes politiques des deux pays, se traduisant au stade le plus modeste par l’apparition de sentiments de regret et de malaise dans les périodes d’impasse et de méfiance. Les deux pays ont toujours été prêts à raviver leur relation. Aucune autre paire de pays de l’Union n’est liée par de telles émotions.

3) Quel rôle pour quelles institutions ?
La première, à vrai dire la plus importante des conditions requises pour qu’une stratégie franco-allemande puisse accroître l’influence de l’Europe sur la stabilité et le progrès international est celle-ci : les deux pays doivent se doter de la volonté politique d’aider l’Union européenne – et par conséquent de s’aider eux-mêmes – à façonner l'environnement international, et de le faire ensemble. Ceci exige que chacun ait le sens des responsabilités, soit prêt à prendre des initiatives, soit disposé à s’en donner les moyens et possède la capacité d'inciter d’autres partenaires de l'Union à adopter une position commune.

Une fois cette volonté acquise, les institutions seront utiles pour canaliser cette action. Les canaux devront être développés aussi bien au niveau bilatéral qu’à celui de l’Union.

Deux faits frappent particulièrement dans la « relation particulière » qui unit la France à l'Allemagne : sa relative durabilité et l’absence de tout véritable fondement institutionnel. Il est vrai que le passé a été mitigé. Parfois, et souvent lorsqu’il existait une relation personnelle particulière entre les dirigeants des deux pays, la coopération pratique atteignait un degré considérable ; à d’autres moments, elle faisait largement défaut.

Une possible explication réside dans l’absence de toute institution bilatérale franco-allemande pesant suffisamment dans l'élaboration au jour le jour de la politique dans les deux capitales. Les “conseils mixtes” spéciaux, dont celui pour la défense, instauré en 1988, ne se sont jamais développés : la participation, au dernier en particulier, était considérée par les deux pays comme une corvée et non comme une « obligation ardente ». Leur existence ne sut donner aucune continuité à la relation, ni empêcher la désinformation, les hésitations et les incompréhensions. Quant aux engagements déclarés – témoin le cas du concept commun pour la sécurité et la défense précédemment cité – ils n’eurent jamais aucun poids, même pour ceux qui les avaient souscrits.

Que ces institutions aient échoué ne signifie pas pour autant que les institutions soient généralement inutiles au soutien de la relation franco-allemande ; cela suggère seulement que celles qui avaient été créées ne répondaient pas à un besoin réel. Si l'on se base sur l’expérience passée, le devoir véritable d’une institution bilatérale est double : aider à prévenir toutes surprises quant à ce que fait l’autre gouvernement et offrir un point de contact permanent qui puisse survivre aux changements périodiques et aux inclinations personnelles de la direction politique des partenaires.

La France et l’Allemagne devraient par conséquent créer, au minimum, un discret “Secrétariat du suivi” permanent, composé de fonctionnaires des deux pays et basé alternativement à Paris et à Berlin. Un tel organisme, modeste mais permanent, pourrait contribuer à assurer un flux d’informations fiables entre les deux gouvernements, indépendamment de leur composition. Bien qu’en rapport avec tous les secteurs de l’administration, ce Secrétariat pourrait être d'une utilité particulière dans le domaine militaire. Divers points de contact entre les institutions de défense des deux pays bénéficieraient avantageusement d’un suivi permanent. Cela s’avèrerait aussi extrêmement utile si la France et l’Allemagne souhaitaient prendre une initiative conjointe d'intervention européenne dans le domaine de la sécurité.

Un argument souvent employé contre la création d’un tel organisme bilatéral, fût-il aussi mineur, est que les autres partenaires accepteraient mal une quelconque officialisation de l’intimité franco-allemande. Mais cela est loin d'être confirmé par l’expérience. Pour commencer, les conseils conjoints sus-mentionnés ne suscitèrent que très peu d’intérêt à leur création. Plus significatif encore, la plupart des gouvernements de l’Union européenne, sinon tous, préfèrent une France qui ne se mette pas à l’écart et une Allemagne qui sache ce qu’elle veut. Comme on l'a souligné plus haut, les autres membres de l’Union européenne se sont même accoutumés à ce que les grandes conférences européennes soient précédées par une proposition franco-allemande ; à chaque fois que les deux pays se sont abstenus de telles initiatives, les autres États-membres en ont été plus déçus que satisfaits.

Un autre argument va à l'encontre d'une formalisation de la coordination politique entre la France et l’Allemagne : son manque d'utilité, étant donné les projets de création d’institutions européennes plus efficaces dans le domaine de la politique étrangère et de défense.

Cet argument n’est pas moins fallacieux que le précédent. Quelles que soient les améliorations qu’apporteront la convention de l’Union européenne et la conférence intergouvernementale subséquente aux institutions de l’Union, celles-ci ne s'appliqueront pas automatiquement, mais dépendront de la volonté des gouvernements de les utiliser. Que ce soit l’instauration d’une « présidence de la politique étrangère » ou la fusion des postes de Haut représentant du Conseil et de Commissaire en charge des relations extérieures, aucune des innovations institutionnelles qui font actuellement l'objet de débats, dans le but de permettre à l’Union de jouer un rôle sérieux dans l’arène internationale, au-delà du domaine économique, ne peut générer l’autorité nécessaire au leadership et à la prise de décisions politiques, à moins que les gouvernements ne s'en chargent. Il ne fait aucun doute qu'il faille améliorer les institutions et les procédures de l’Union européenne, en particulier dans le domaine de la politique étrangère. Mais lorsque la politique étrangère et, plus encore, les questions de sécurité militaire seront en jeu, les États membres exigeront de conserver leur maîtrise, tout au moins dans un proche avenir ; ce sont donc eux qui devront garder la responsabilité des actions. À moins que les principaux membres, la France et l’Allemagne surtout, ne souhaitent – soit séparément, soit, beaucoup plus efficacement, de manière conjointe – initier, promouvoir, soutenir et même montrer la voie, les meilleures institutions de l’Union seront condamnées à l’inaction ou à jouer pour la galerie politique.

4) Entraîner par l’exemple
La coopération franco-allemande est donc logique pour les deux pays, et essentielle pour donner à l’Europe la capacité de modeler son environnement international. A supposer que les gouvernements des deux pays développent la volonté nécessaire pour entraîner l’Europe dans cette direction, comment devront-ils s’y prendre ?

La réponse évidente est, bien sûr, qu’ils devraient renforcer les institutions européennes et agir avec vigueur à travers elles19. Dans la plupart des instances de politique étrangère, sinon toutes, ce sera la meilleure approche. Dans le domaine de la défense, cependant, il est peu vraisemblable qu’elle produise le résultat désiré.

La raison en est simplement que le groupe de pays qui forme l’Union est insuffisamment uni lorsqu’il s’agit de questions de sécurité et de défense, malgré certains progrès dans le domaine important quoique limité du maintien de la paix. Au cours des Sommets de Cologne et d’Helsinki, en 1999, tous les membres ont convenu de créer, à cet effet, une force militaire de réaction rapide et des unités policières ; dans l’intervalle, l’Union a mis en place tous les comités nécessaires pour préparer et superviser une éventuelle opération militaire le cas échéant.

Pourtant au niveau militaire, les progrès effectués à quinze en termes de capacités, de commandements et de concepts ont été insuffisants, et il n’y a malheureusement pas grand chose à attendre sur cette base. Ce n'est pas seulement dû à la recherche d'un statut spécial par divers membres, du Danemark à l’Irlande, à l’impasse gréco-turque qui interdit l’accord permettant à l’Union européenne de puiser dans les ressources, la planification et le commandement opérationnel de l’OTAN, ou au fait que la plupart des pays n'ont que peu de marge pour augmenter leurs budgets de défense. Tous ces éléments sont symptomatiques d’une attitude plus profonde : celle qui consiste à considérer les questions de défense et de sécurité comme moins importantes que d'autres auxquelles le gouvernement doit répondre. C’est pour cela que toutes sortes de querelles mineures sur des questions de statut et de principe réussissent à empêcher le consensus au sein de l’Union. Ces différences seront sans doute surmontées en fin de compte, mais cette fin n’est pas encore en vue. Et la meilleure façon de surmonter ces difficultés consiste à prouver que la coopération fonctionne – en terme d’efficacité et d’économies.

La France et l’Allemagne peuvent en faire la preuve ; c’est dans leur intérêt national. La façon dont les États européens organisent leur défense est à la fois inefficace et peu rentable. Non pas que les 15 états membres de l’Union européenne dépensent trop peu pour leur défense : leur budget est d'environ un demi-milliard de dollars par jour, contre 1 milliard pour les États-Unis. Mais ces sommes énormes servent à entretenir 15 structures militaires distinctes, soit à peu près autant d’armées de terre, d’armées de l’air et de marines distinctes, avec 15 organisations logistiques, ce qui limite considérablement les achats de force opérationnelle. Pour sortir de cette orgie de gaspillage, les forces armées européennes devront concevoir une spécialisation des tâches, exploiter leurs installations réciproques, mettre leurs ressources en commun. En montrant l'exemple et en prouvant que c'est possible, la France et l’Allemagne économiseront sur leur propre effort de défense tout en en améliorant l'efficacité, et encourageront les autres membres de l’Union européenne à faire de même.

Le « Concept commun franco-allemand de sécurité et de défense », qui date de décembre 1996, a esquissé de manière convaincante la manière d'y parvenir. Le passage mérite d’être cité in extenso :

"Nous entendons par notre coopération préserver et renforcer l'efficacité de nos outils de défense respectifs. Il s'agit de combler leurs lacunes éventuelles tout en recherchant le meilleur rapport coût-efficacité dans la mise en oeuvre de nos politiques de défense, dans le respect du principe de non-duplication des moyens existants. L'accent devra être mis sur les capacités-clefs des forces armées que nous identifierons en commun, notamment : interopérabilité, moyens de commandement, renseignement, transport à long rayon d'action, logistique ...

La recherche systématique de complémentarités conduit à la mise en commun des moyens militaires. Elle pourrait se faire dans les directions suivantes :

  • réflexion sur les missions des forces armées des deux pays, y compris celles des forces multinationales européennes ;

  • approche commune de la gestion des crises ;

  • développement des coopérations opérationnelles…"
Les principaux ingrédients de ce que l'on pourrait faire s'y trouvent. En 1996, les contours d’une défense européenne n'étaient, bien sûr, qu'à peine discernables ; aujourd’hui, les initiatives franco-allemandes en matière de coopération bilatérale devraient être éclairées en fonction de leur pertinence éventuelle dans le cadre du projet européen, en s’attaquant aux déficits concrets et en précisant dès le début que les autres sont invités à se joindre aux projets de coopération bilatérale.

5) Des projets prometteurs

  • La Force de Réaction Rapide dont l’Union européenne envisage de se doter requerra des capacités de reconnaissance stratégique. Avec Hélios et SAR-Lupe, la France et l’Allemagne se sont engagées dans la construction de systèmes de surveillance qu’il leur faut rendre complémentaires. Regrouper le renseignement militaire correspondant au sein d’une organisation commune constituera un pas important dans cette direction

  • En sus des commandements opérationnels basés sur le sol national, toute opération européenne sérieuse exigera qu’un poste de comman­dement commun soit dépêché sur le théâtre des opérations, équipée d’un système de communication sécurisé. La France et l’Allemagne devraient mettre sur pied un commandement mobile interarmées conjoint de ce type.

  • La mise en œuvre d’un commandement de mobilité stratégique commun, proposée depuis longtemps20, n’a jamais été réalisée en raison des réticences de certains membres de l’Union. La France et l’Allemagne devraient sans délai en mettre en place de manière bilatérale la composante aérienne et maritime. Un commandement de mobilité stratégique complet doit également inclure la mise en commun des capacités de ravitaillement en vol.

  • Doublonner les infrastructures de formation revient cher. Il est vrai que la tendance des grandes forces armées européennes à privilégier des systèmes d’armement de fabrication nationale complique l’interopéra­bilité et la mise en commun des formations entre France et Allemagne. Mais ce n’est pas suffisamment problématique pour empêcher l'établissement de cours communs dans les établissements de formation nationaux. Il faudrait au minimum une section de cours multilatérale au sein des établissements de formation nationaux, ce qui serait précieux pour la planification et l’action en commun.

  • La logistique organisée sur une base purement nationale est à la fois coûteuse et fonctionnellement inefficace. Pour des pays voisins, qui sont très susceptibles d’être engagés ensemble dans la plupart de leurs opérations militaires, c’est là un luxe discutable. Pour commencer, chacun pourrait mettre à disposition de l’autre ses arsenaux de base, et les capacités logistiques des deux pays pourraient être réunies dans les Balkans, où les deux pays vont demeurer impliqués pour une longue période.

  • Les forces spéciales joueront probablement un rôle croissant dans les opérations militaires futures. La France et l’Allemagne disposent ensemble de plusieurs milliers de militaires dans ces forces. La nature même de leurs opérations interdit l’établissement d’unités conjointes. Mais on gagnerait beaucoup à faire suivre aux forces spéciales des entraînements en commun à intervalles réguliers, et en les équipant de systèmes de communication et de transport spécialisé compatibles. La réussite de programmes de ce type encouragerait les forces traditionnelles dans le même sens. Ce serait aussi une vive incitation à la planification commune de la production d’armes dans ces domaines.

  • La création d’un budget commun, adopté par les deux parlements et suivi par une commission mixte, pour des programmes d’armement communs, tels que ceux proposés ci-dessus, éliminerait bon nombre des frustrations qui accompagnent d'ordinaire les efforts d’acquisition de matériel militaire. Cela renforcerait l’autorité des organisations conjointes créées dans ce but et augmenterait aussi la motivation des producteurs d’armes européens à collaborer les uns avec les autres. Par la suite, ces budgets de projets pourraient aussi servir de modèle pour un éventuel fonds commun européen.

    6) Il est temps de prendre un nouveau départ
D’autres projets se présenteront, dans lesquels la France et l’Allemagne pourront s’engager conjointement. Ce que démontre la liste présentée ici, c’est qu’il existe un large éventail d’opportunités. Aucune ne requiert de rupture drastique avec les pratiques actuelles des institutions militaires, alors qu’elles contiennent toutes des éléments qui encourageraient les changements majeurs qui vont s'imposer à plus long terme si les deux pays veulent conserver des forces armées efficaces et d'un coût abordable, tant pour eux-mêmes que pour l’Europe. Du reste, comme le souligne la référence au “Concept commun » de 1996, ils représentent un état d’esprit que les deux pays affichent depuis longtemps.

Ils devraient être aujourd’hui plus près de mettre en pratique ce qu’ils professaient alors, et ce pour deux raisons : la compatibilité croissante entre les structures de leurs forces armées respectives et la mutation de l’OTAN. La France achève maintenant sa transition vers une structure militaire optimisant un grand nombre de forces opérationnelles pour des interventions qui ne se limitent pas au théâtre européen. L’Allemagne, qui a pris un départ tardif, est toujours à la traîne mais se rend de mieux en mieux compte de l’importance d'achever et d'ajuster les réformes de la Bundeswehr, entamées il y a deux ans.

Le fait que la France soit restée hors de l’OTAN alors que l’Allemagne continuait d'appartenir à la structure militaire intégrée de l’OTAN ne fait pas réellement obstacle au renforcement de la coopération de défense entre les deux pays. Comme on l’a montré dans le premier chapitre, l'OTAN connaît des transformations radicales. Longtemps l'unique organisatrice de la défense commune de tous les alliés, elle n’est plus qu’une coalition parmi d’autres, du moins pour les États-Unis qui en sont le membre le plus puissant ; elle reste utile pour fournir des forces à des coalitions spécifiques, telles que l’Union européenne ou certains de ses membres. Participer à la structure militaire intégrée ne consiste donc plus, si tant est que cela ait jamais été le cas, à accepter la subordination mais à prendre place dans l’équipe de gestion d’un organisme qui devient plus central pour ses membres européens que pour les États-Unis. Qui plus est, Jacques Chirac, récemment élu président pour un mandat de cinq ans, a une attitude plus pragmatique qu’idéologique à l’égard de l’OTAN.

À vrai dire, l’un des principaux défis pour la relation de défense franco-allemande consistera à savoir estimer ces changements avec réalisme. Il est très probable que les deux pays arrivent à des conclusions qui ne seront pas fondamentalement différentes. C’est ce qui devrait servir de base solide à des avancées communes concrètes en termes de défense – dans l’intérêt de l’Europe comme dans celui des deux pays, alors qu’approche le 40ème anniversaire du Traité de l’Élysée.
[1]. Voir note 20.
[2]. Cependant le succès a été moins évident en termes de relations entre États membres et non-membres de la CE/UE, y compris au sein de l’OTAN (voir les relations entre Grèce et Turquie) ; l’usage de la force n’a pas non plus été entièrement exclu par les États membres dans leurs relations avec des acteurs non-étatiques de pays européens voisins (ex. : confrontation navale entre les navires de pêche espagnols et la France).
[3]. L’option nucléaire fut envisagée très sérieusement par la Suède (dont le cycle de fabrication de carburant nucléaire militaire était en place dès la fin des années 60) et, dans une moindre mesure, par la Suisse (au milieu des années 50) et l’Allemagne fédérale (en 1957-58, en coopération avec la France et l’Italie).
[4]. L’Égypte, Israël, le Kazakhstan, le Soudan et la Syrie constituent de notables exceptions (liste non exhaustive).
[5]. Cf. “Biohazard” de Ken Alibek (Alibekov) en collaboration avec Stephen Handelman, New York, 1998.
[6]. Tous les chiffres concernant l’énergie sont tirés de la BP 2002 Statistical Review.
[7]. Voir tableau p. 35, "L’équilibre militaire 2001-2002", IISS, Londres, 2001.
[8]. „Kein Triumphgeheul“, Focus, n° 29, 18 juillet 1996, p. 22.
[9]. Cf. l’entretien avec le ministre allemand de la défense Volker Rühe, rapporté dans : Karl Feldmeyer, „Unklarheiten in der deutsch-französischen Sicherheitspolitik“, Frankfurter Allgemeine Zeitung, 2 mars 1996, pp. 1-2.
[10]. Pour un débat sur la pertinence actuelle de ce document, cf. p. 48.
[11]. Le texte original est le suivant : „La recherche systématique de complémentarités conduit à la mise en commun des moyens militaires.“ [...] „Les deux pays s’accordent pour créer dans le domaine de la politique d’équipement des dépendances réciproques librement consenties“, extrait du „Concept commun franco-allemand en matière de sécurité et de défense“, adopté le 9 décembre dans le cadre du 68ème Sommet franco-allemand à Nuremberg, in : Les relations franco-allemandes depuis 1963. Documents rassemblés et présentés par Pierre Jadin et Adolf Kimmel, Paris ; La documentation Française, 2001, pp. 444 et seq.
[12]. 77èmes consultations franco-allemandes, Conseil franco-allemand de sécurité et de défense, Décla­ration de Fribourg, 12 juin 2001.
[13]. Dominique de Villepin, conférence de presse, Bruxelles, 13 mai 2002.
[14]. Dominique de Villepin, interview, Le Monde, 30 juillet 2002.
[15]. Jacques Chirac, déclaration au Bundestag, 23 juin 2000.
[16]. Forces interarmées (TSK-Ubergreifende Fragen) ; Planning (Planification) ; Armée (Landstreitkräfte) ; Force aérienne (Luftstreitkräfte) ; Marine (Seestreitkräfte).
[17]. Recherche et technologie (Lenkungsausschuss Forschung und Technologie) ; Mise en commun des investissements (Zusammenlegung von Investitionen) ; Analyse sectorielle (Bereichsanalyse).
[18]. Voir ci-dessus, pp.26-27.
[19]. y compris, d’ailleurs, en trouvant une position commune sur des questions traitées devant le Conseil de sécurité des Nations Unies. L'obstination de la France et la Grande-Bretagne à écarter certaines questions du champ de la PESD / PESC est de plus en plus anachronique.
[20]. "Les États membres ... se félicitent ... des décisions [préparant] l'établissement d'un commandement européen du transport aérien". Conclusions de la Présidence, annexe 1 à l'annexe IV, Rapport sur l'état des travaux établi par la présidence pour le Conseil européen de Helsinki concernant le renforcement de la politique européenne commune en matière de sécurité et de défense, Bruxelles, décembre 1999.


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